Comment est-ce qu’on aborde une muse ? se demandait Marius. Comment est-ce qu’on demande à une femme d’être l’inspiration d’une oeuvre ? « Madame, voudriez-vous être l’objet de mon tableau ? »
Il se racla la gorge, le murmura tout bas, gêné à l’idée qu’on le surprenne, qu’on l'entende alors qu’il faisait les cent pas dans la rue, en ce samedi matin d’été. En cette aube rose. Marius n’avait jamais fait ça, aborder une étrangère. Or, Marie n’était pas une étrangère, pensa-t-il. Marie était Marie. Elle lui était apparue non pas dans la rue, ce lieu neutre, mais derrière chez lui, près de sa fenêtre. Et parce qu’elle lui souriait, justement, il avait l’impression de la connaître.
Sourire n’était-ce pas embrasser ? C’était un mouvement de lèvres. C’était une volonté.
À la façon d’un comédien récitant le texte à apprendre, Marius préparait ses paroles, changeait de tonalité, reformulait en accentuant, en insistant sur l’interrogative.
« Voulez-vous être ma muse ? » demanda-t-il, cette fois, plus fermement, face à l’interlocutrice qu’il imaginait. Mais personne ne lui donnait la réplique. Seul un piéton s’était retourné. Embarrassé, il était rentré chez lui.
En fin d’après-midi, il lambinait près du petit marché, au bout de la rue, là où des bières de tout acabit s’entassaient sur les tablettes. S’il voulait revoir Marie, c’est ce qu’il lui fallait faire, se procurer des canettes en grand nombre. Une murale avait été peinte sur l’un des côtés du bâtiment, pour empêcher les gens d’y laisser des tags et du vandalisme. L'œuvre réalisée par un graffiteur se voulait un rappel du passé, de ce que le vieux quartier avait été autrefois ; un lieu rassemblant les commerçants du coin, une petite boulangerie, une boucherie, un magasin général. Du moins, c’est ce que Marius s’était imaginé en observant la murale aux teintes délavées, vert-de-gris, jaune usé, bleu nostalgie.
Marie se tenait sur le seuil du magasin.
— T’aurais pas un cinq piasses ?
Fouillant dans son porte-monnaie, il ne trouva aucun billet, bien sûr. Il ne transportait plus d’argent liquide depuis des années. Plus besoin.
— J’ai mieux que ça, dit-il.
Marie pourrait l’accompagner au petit bistro du coin, le Feu follet. Elle accepta, sans hésiter, comme si suivre n’importe qui allait de soi. Ils prirent place au bar, parce qu’elle voulait profiter de l’air conditionné.
— La canicule, c’est pour les pauvres, dit-elle.
C’était dommage, songea-t-il, parce qu’une terrasse avait été aménagée dans la rue rendant la voie encombrée par les automobilistes inexistantes le temps de quelques mètres. Les gens déambulaient librement. Les marcheurs flânaient sans crainte, sans le bruit cassant des moteurs.
Être assis au bar leur permettait un peu d’intimité, pensa Marius. Derrière le zinc, une barmaid faisait couler des breuvages de toutes sortes. L’alcool, servi en grande quantité remplaçait les paroles. Des verres s’entrechoquaient. La lumière feutrée se laissait capter entre cette transparence comme un papillon de nuit.
— Marie, commença Marius, une fois la pinte de bière bien entamée. Marie… aimerais-tu ?
— Oui, dit-elle sans hésiter, avant même qu’il ait formulé sa question.
— Oui? reprit Marius avec étonnement.
— Bien sûr que oui, dit-elle tout simplement, dans le brouhaha ambiant, entre les rires, les voix fortes, les mouvements visant à désaltérer, à soulager. Marius ressentit enfin un grand apaisement.