« Anne, voici Wajdi Mouawad. Wajdi, voici Anne. »
Je suis assise au zinc, dans un bar qui m’est étranger, dans une ville, Montréal, que je ne connais pas non plus, pas encore. Je viens de Québec, de passage dans la Métropole. J’ai vingt ans et j’écris, bien sûr. J’écris surtout dans un carnet. Je n’ai pas encore d’ordinateur. Alors, les mots que je choisis proviennent d’un trait d’encre incertain.
« Anne est écrivaine », explique celui que j’ai rejoint au bar. Je n’ai rien publié encore, ou à peine. L’ami poursuit : « Wajdi est dramaturge ». J’acquiesce discrètement. J’essaie de lui adresser un regard. Le sien se cache derrière des lunettes. Je fouille dans le sac à bandoulière que je transporte partout. Entre mes doigts, le contact réconfortant d’un texte que je viens d’achever. Je le sens enfoui dans un désordre de petits objets.
Ce texte, je l’ai transcrit à la bibliothèque. Je m’y rends pour utiliser les postes d’ordinateur. Là, dans cet espace à plusieurs, j’écarte les pages de mon carnet. Autour de moi, les gens chuchotent, marchent, lisent tandis que je mets au propre ce que j’écris tout bas. À l’intérieur de mes récits, il ne se passe rien. Les personnages sont tristes. Si la tristesse était un verbe ou une action, c’est ainsi qu’elle serait racontée. Comment une fille de vingt ans peut-elle incarner la tristesse ?
J’écris des textes que j’imprime et que je range à portée de mains. Pour ne pas les perdre, je les transporte partout. Alors, le papier s’use, le texte s’efface. L’histoire pourrait se perdre.
Quand je plonge la main dans mon sac, elle tremble un peu. J’espère que Wajdi ne le remarque pas. Il fait sombre. Cela me rassure. Je sens les yeux de Wajdi suivre le papier blanc dans l’obscurité de ce bar bruyant. Je pose le texte sur le zinc. Les yeux de Wajdi le parcourent. Il a un sourire doux. C’est peut-être la première fois qu’une fille lui fait ça, lui offrir une histoire. Se débarrasser d’un texte n’est pas aussi facile qu’égarer un numéro de téléphone. À la fin du papier, je n’ai pas laissé mes coordonnées ni mon nom. Je préfère l’anonymat.
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Cette scène me revient alors que j’écoute une conférence suggérée par ma sœur. « Tu verras, c’est fort », me dit-elle. C’était Wajdi. La conférence s’intitulait « L’ombre en soi qui écrit ». Il s’agissait de la leçon inaugurale d’une série de séminaires donnés au Collège de France. J’ai tendu l’oreille, ébahie. Et enfin, j’ai compris, tout ce que nous aurions pu nous raconter, Wajdi et moi, presque trente ans plus tôt.
Ma tristesse de l’époque rimait avec la sienne. J’avais vécu une adolescence en décalage avec celle des autres, comme il l’avait vécue, à cause de la guerre, puis à cause de l’exil. Mon exil à moi était intérieur. D’après Wajdi, « sans ombre en soi rien n’est possible entre la main et le crayon ». « La tragédie est une fécondation, jamais une transmission ». « Tout comme la chaleur voyage au cœur du métal, la douleur voyage au cœur de l’homme. », explique-t-il. En d’autres mots, ce qui m’a tant fragilisé est en réalité ma propre force.
Il y a peu, j’ai enfin lu Rue Duplessis : Ma petite noirceur de Jean-Philippe Pleau. Je savais que nos récits avaient été conçus en parallèle. Tandis que Jean-Philippe, écrivait le sien, le mien avançait péniblement. J’essayais de saisir ce que je voulais faire de la pauvreté. Je ne souhaitais pas lui donner une apparence habituelle. Il m’a fallu prendre plusieurs détours pour trouver le ton, la voix, la façon d’en parler. Je souhaitais bercer la pauvreté, la réparer, lui adresser un regard tendre, à cette précarité qui m’a suivi toute ma vie et qui n’a pas connu d’ascension. La pauvreté m’a légué une honte si puissante qu’encore aujourd’hui elle me fait trembler, m’enlève de l’assurance. En lisant Jean-Philippe Pleau, j’ai compris d’où venait cette timidité. Ce léger tremblement, à peine perceptible.
Quand j’écris, je ne tremble pas. Ma pensée se déroule, se déplie, un trait de stylo à la fois. Quand je parle, je bafouille, j'hésite. Avant d’articuler, je vérifie si le mot existe. S’il est approprié. Mes paroles sortent déformées, à l’image de mon dos, de mes épaules comme si elles cherchaient à se refermer. Je me recroqueville.
Après avoir déposé le livre de Jean-Philippe, je me suis empressée de lui écrire : « Ce café qu’on se promet depuis un moment, as-tu envie qu’on aille le prendre ? »
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