Il y a peu, je déambulais dans le quartier, en quête d’idées à travailler et j’ai rencontré par hasard un ami, à l’heure bleue, au crépuscule du soir. C’est son Leica, un bel appareil photo, que j’ai d’abord vu. Ensuite, son regard. C’était l’heure des ombres moins marquées. Et ce temps, entre chien et loup, ne dure jamais longtemps. J’aurais dû ne pas m’attarder, ne pas discuter avec lui, faire comme si je ne l’avais pas aperçu, le laisser prendre ses images. Au lieu, j’ai échangé des banalités. Et la lumière s’est trop vite dissipée. Les photos à prendre ont dû attendre un autre soir et je suis repartie encore plus perplexe au sujet de ce que je cherchais à développer dans mon roman.
Le passage ci-dessous marque la suite et la fin du fragment « Période bleue » autour des oeuvres de Picasso; de ce moment où l’artiste s’est intéressé plus particulièrement aux gens démunis. Il existe parfois des occasions à prendre et à saisir, des rencontres inattendues riches de sens. À nous d’apprendre à les déceler.
[…] Le visiteur observait Myriam comme s’il cherchait en elle un objet perdu.

Son regard l’arpentait avec une expression sombre et douce.
Elle eut envie de prendre le temps de lui répondre, qu’il lui sourit. Qu’ils se découvrent des points en commun et que de discuter avec quelqu’un qui vibre au sujet des mêmes centres d’intérêt lui fasse du bien.
Alors qu’elle s’apprêtait à lui répondre, un agent de sécurité s’interposa entre eux. Leur bavardage dérangeait. Et ils furent invités à discuter à l’extérieur de la salle d’exposition.
La porte poussée donnait sur un jardin de sculptures. Le murmure des voix fut remplacé par celui des oiseaux, le silence des feuilles manipulées par le vent. Ils se posèrent sur un banc faisant face au bassin d’eau.
La chaleur de l’après-midi pesait. De la sueur perlait le long de la nuque de Myriam. Elle dénoua ses cheveux et s’appuya contre le dossier du banc. Sa tête s’inclina légèrement en arrière, muscles détendus. Elle se laissa portée par le clapotement de l’eau, eut envie de se reposer sur l’épaule de l’inconnu. Que la quiétude qui l’envahissait en ce moment inattendu soit vécu à deux. Elle ferma les yeux. Les rouvrit. L’homme l’observait avec tellement d’attention, comme s’il explorait une œuvre, trait par trait, grattait les couches, analysait les teintes choisies.
En face d’eux, une sculpture intitulée La Rivière (Maillot) reproduisait le corps d’une femme allongée dans un équilibre incertain, comme si, à tout moment, elle pouvait tomber. Ses boucles de cheveux imitaient l’écume des vagues. Ses doigts, sa main ouverte, rappelaient le moment où l’eau se brise au contact du rivage. Sa poitrine ronde reposait. Sa bouche était demeurée ouverte, comme on soupire d’agonie, le regard clos.
À travers la lueur bleutée du bassin, sa teinte aqueuse, se fabriquait et se déconstruisait le reflet de la sculpture. Ce qui émanait de cette œuvre voulait toucher Myriam, emporter sa retenue, ce qu’elle était.
Elle osa poser une main sur l’épaule de l’inconnu, s’approcha, suivit des yeux la ligne de son visage. Son autre main s'enroula autour de son cou. Elle l’embrassa. Les gens autour d’eux marchaient, discutaient, se posaient. Elle sentit les mains de l’homme sur sa peau, rouvrit les yeux. Il ne restait plus que le cliquetis des clés du gardien qui effectuait une dernière ronde avant de fermer les lieux. Il y eut le bruit métallique d’un verrou.
— Je te raccompagne à l’hôtel ?
Elle se gratta la paupière. Le silence entre eux devint agaçant.
— As-tu faim? ajouta-t-il. Veux-tu prendre une bouchée dans le coin ?
Elle mesura la charge que représentait cette question.
— Je vais rentrer, dit-elle.
Elle baissa les yeux, afin d’éviter d’apercevoir son expression.
— Il vaut mieux que je rentre, ajouta-t-elle, à voix basse.
Il y eut un silence lourd qu’elle imagina s’accentuer, avec le temps, se matérialiser tristement.
Elle se retourna, se détachant de lui, s’engageant dans la rue, à sens inverse de sa direction, marchant jusqu’à ce que le musée disparaisse, devienne une chose oubliée, que sa silhouette soit remplacée par une ombre tenue, tout juste un point.